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Un ange inédit de Bernhard Strigel

Tout comme son pendant, réapparu à l’Hôtel Drouot en 2008 et acquis par le Louvre Abu Dhabi, cet Ange vêtu d’une tunique jaune tenant un encensoir de Bernhard Strigel était bien caché dans les collections françaises mais son histoire est peut-être plus romanesque encore.

Un ange inédit de Bernhard Strigel, en complément de celui du Louvre Abu Dhabi

Bernhard Strigel (1460-1528), Ange vêtu d’une tunique jaune tenant un encensoir, panneau de chêne, 48,7 x 61 cm (détail).
Estimation : 600 000/800 000 €

Le Maître de la collection Hirscher retrouva son identité en 1881, lorsque l’éminent conservateur du musée de Berlin, Wilhelm von Bode, découvrit une inscription fleuve au dos du Portrait de Johannes Cuspinian et de sa famille, alors propriété du Königliche Museen. Le texte en latin indiquait qu’en 1515 Bernhard Strigel, peintre, noble citoyen de Memmingen, avait reçu l’ordre de se rendre à Vienne pour immortaliser l’empereur Maximilien et les siens, comme Apelle avait été chargé de peindre Alexandre le Grand, avec sa main gauche à l’aide d’un miroir. Le portrait impérial – l’un des premiers de groupe germaniques –, conservé aujourd’hui au Kunsthistorisches Museum de Vienne, appartenait en 1520 à l’humaniste Johanness Cuspinian, conseiller de Maximilien, préfet de la ville, qui proposa à Strigel de s’en inspirer pour peindre sa propre famille, lors du second séjour viennois de l’artiste.

Au seuil d’un monde nouveau
À 60 ans, le peintre de Menningen était au sommet de son art, précisément grâce à ces deux voyages qui lui permirent de s’imprégner des recherches d’Albrecht Dürer, de Hans Baldung, d’Albrecht Altdorfer ou de Joachim Patinir. Ceci est manifeste dans le paysage de cet Ange vêtu d’une tunique jaune tenant un encensoir. Bien que sa lecture soit obstruée par des vernis jaunis, les tons verts et bleus de la montagne ou les feuillages, dont les ondulations sont soulignées par des points dorés, participent à la dimension énigmatique et spirituelle de la scène. Cette nature luxuriante n’est pourtant pas tout à fait fantasmagorique, puisque les bâtisses qui apparaissent sous la main de l’ange, traitées avec la technique de la miniature, l’inscrivent dans le monde germanique de son temps. Lors de ses deux séjours à la cour de Vienne, Bernhard Strigel eut aussi l’occasion de gagner en aisance en regardant les œuvres de Lucas Cranach l’Ancien. La prééminence de la figure de l’Ange vêtu d’une tunique jaune tenant un encensoir ou celle de l’Ange à l’encensoir (Louvre Abu Dhabi) se distinguent en effet nettement de ses travaux antérieurs. La comparaison par exemple avec L’Annonciation à sainte Anne (Madrid, musée Thyssen-Bornemisza), une œuvre encore très marquée par Roger van der Weyden, est éloquente. Les souvenirs hérités du Moyen Âge se dispersent, tout comme les leçons apprises dans l’atelier familial des Strigel, où ce proche de Bartolomeus Zeitblom peignit longtemps dans la veine de Bouts. Bernhard épousait les bouleversements de son époque : 1520, au seuil d’un monde nouveau, pour citer l’ouvrage de Guillaume Frantzwa, paru l’année dernière (éd. Perrin).
Un retable peint à l’aube de la Réforme
Reste un mystère de taille. L’œuvre de Bernhard Strigel n’a pas fait l’objet de publications d’envergure depuis l’unique monographie, publiée en 1964, de Gertrud Otto. Celle-ci connaissait l’Ange à l’encensoir, autrefois dans les collections d’Henri Rouart puis d’Henry Lerolle, qu’elle rapprochait de quatre panneaux — représentant des soldats assoupis — provenant du retable du Saint-Sépulcre peint par Strigel pour orner la niche de la Frauenkirche de Memmingen, en 1521-1522 (trois sont aujourd’hui à l’Alte Pinakothek de Munich, un à la York Art Gallery). L’hypothèse est fort séduisante mais rien ne permet de l’étayer, si ce n’est qu’ils présentent des similitudes en raison de leur petit format – les traits communs artistiques s’expliquant naturellement par leur proximité dans la chronologie de l’œuvre du peintre. Strigel, auréolé de ses succès viennois, peignit probablement plusieurs ensembles, très vite démembrés en raison de la Réforme, comme ce fut le cas du retable du Saint-Sépulcre.
 Bernhard Strigel, L’Ange à l’encensoir, panneau, 48 x 60 cm. Adjugé 1 082 970 € le 11 avril 2008 à Drouot (Jean-Marc Delvaux OVV), achat dBernhard Strigel, L’Ange à l’encensoir, panneau, 48 x 60 cm. Adjugé 1 082 970 € le 11 avril 2008 à Drouot (Jean-Marc Delvaux OVV), achat du Louvre Abu Dhabi en 2009.Un destin toscan
Il semblerait donc que les deux anges aient pris leurs quartiers en France au début du XIXe siècle, comme vient de le découvrir le cabinet Turquin. Ainsi, celui de dimensions similaires passé à l’Hôtel Drouot en 2008, et acquis par le musée d’Abu Dhabi un an plus tard, se confond très certainement avec le tableau donné à Dürer dans la vente Dubois en 1813 : « Dans un fond de paysage, un Ange, les ailes déployées, un genou en terre et les yeux baissés, tient un encensoir ; il est vêtu d’une robe de pourpre, et de beaux cheveux blonds ornent sa tête. Morceau précieusement terminé, et d’un grand éclat de coloris » (sur bois, 59,5 x 46 cm). L’ange toulousain apparaît quant à lui dans le catalogue de la vente Dubois et Pommier de 1816 : « Un Ange, un genou en terre, les ailes déployées et vêtu d’une tunique jaune, recouverte d’un manteau rouge avec broderie en or, tient un encensoir. Morceau précieusement peint, d’une belle couleur et bien conservé. » Dubois, « commissaire de la police à Florence » comme l’indiquait un exemplaire du catalogue, fut identifié par Monica Preti Hamard et Hélène Sécherre, comme François-Louis-Esprit Dubois, juge au tribunal de Colmar, député de la Convention nationale en 1792, commissaire général de police de Lyon puis directeur général de celle-ci en Toscane à partir de 1809, où il acquit près de quatre cents tableaux en trois ans, dont L’Adoration des Mages de Fra Angelico et Filippo Lippi (Washington, The National Gallery of Art). De retour à Paris, il se dessaisit d’une partie de ses œuvres italiennes en 1813, puis, piqué par le virus de la collection, poursuivit de plus belle, en travaillant souvent avec son acolyte et « colocataire » Louis-Vincent Pommier. Le parcours passionnant de ce « marchand-collectionneur », retracé par Hélène Sécherre dans les actes du colloque sur «Le goût pour la peinture italienne autour de 1800, prédécesseurs, modèles et concurrents du cardinal Fesch», est semé pour nous d’embûches. Il serait ô combien tentant d’imaginer que les anges fûrent dénichés par Dubois en Alsace, mais une provenance italienne paraît plus sage au regard de l’histoire des autres tableaux de la vente de 1813. L’Ange d’Abu Dhabi (acquis lors de la vente par l’expert Delaroche) entra très vite dans la collection de Ferdinando Marescalchi, comme l’a démontré Monica Preti. Cet « Angelo incensante, nel gusto d’Alberto Duro » apparaît dans l’inventaire après décès de sa galerie de peinture, en 1817, puis dans la « Nota dei Quadri componenti la Galleria del fu Conte Ferdinando Marescalchi in Bologna » en 1824. On le retrouve plus tard chez Henri Rouart, comme cela a été déjà mentionné. L’Ange inédit fut pour sa part acquis en 1816 par le comte de Saint-Morys fils, ayant posé enfant pour Greuze et qui mourut en duel en 1817. Et puis, mystère, jusqu’à sa réapparition dans une famille toulousaine et son identification par le cabinet Turquin. Même s’il n’était pas caché dans un grenier, cela nous rappelle quelque chose… L’ange aussi d’ailleurs, puisque, aussi inédit soit-il, il rendait déjà visite à la Vierge dans L’Annonciation conservée à la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe. Il s’est simplement donné un coup de peigne et a troqué une paire d’ailes pour une autre. Au passage, il a décidé de sortir le grand jeu en puisant dans sa cassette ses pierres les plus précieuses. Ainsi est-il paré pour fêter Noël…