Numéro du lot : 31
Estimation : 4000/6000 €
Guillaume APOLLINAIRE
Lettre autographe signée à Jean Cocteau.
8 pages in-8° sur deux bifeuillets, le second à en-tête, biffé, de l’Hôtel de l’Europe.
202 bd St Germain [Paris]. 13 mars 1917.
« … je me réjouis du trou que je porte à la tête… »
Longue et importante lettre à son ami Cocteau alors en Italie avec Pablo Picasso pour la finalisation de son ballet Parade avec les troupes des Ballets russes de Serge de Diaghilev. Clamant sa fraternelle amitié avec Cocteau, Apollinaire évoque le futurisme et les maîtres italiens en imaginant un mouvement poétique global et transpartisan : la poésie avant toute chose.
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Mon cher ami,
Votre lettre m’a fait un plaisir dont j’avais eu l’avant-goût lors de notre promenade à pied il y a peu de temps, par un soir d’hiver mais tout vernal. Bref, votre lettre m’a paru être dans un accord merveilleux avec tout ce que j’aime, tout ce que je sens, tout ce que je pense.
Le tableau du futurisme est bien celui que j’aurais brossé en dépit du gentil Diaghilef, si avant de partir pour l’Italie vous m’aviez demandé de le faire. Je vois d’ici le Ballà – Lévy-Dhurmer. Il n’a donc point changé depuis l’exposition de chez Bernheim. Mais l’extraordinaire, c’est que ces gens-là – braves gens au demeurant – en arrivent à imposer leurs balivernes : tandis qu’il faut soulever ici des montagnes pour que l’on vous accorde à peine que vous sachiez soulever un caillou.
[Giovanni] Papini est un vampire intelligent. Je ne lui en veux pas de sa singulière impuissance. Oui, vive la légèreté d’ici en toutes choses. Mais combien se sont trouvés en défaut, mais la prévoyance s’impose dans les choses de la poésie autant qu’ailleurs. Et votre lettre me montre combien vous êtes, vous devenez, réaliste comme j’aime qu’on le soit.
Le choix même du titre du journal est une preuve heureuse d’une entente et d’une amitié désormais indissolubles. Je m’en veux même de préventions où je n’envisageais que le bien commun car je ne suis pas un égoïste.
Ici, nous avons eu peu d’événements. Il faut prendre garde à cette « réalité morte » que vous dénoncez dans Michel-Ange. Vous avez ressenti vis-à-vis toute cette plèbe ce que je ressens et qui m’inquiéterait moins si j’étais Bonaparte ou Napoléon. Donc gardons la légèreté, le raphaélisme exquis, mais soyons forts et prudents. Que les poètes donnent l’exemple. Le grand enseignement de cette guerre, c’est la force pas la prudence. Ce n’est pas la ruse. Les stratagèmes ou du moins ceux qui sont à rire, il les vaut mieux raconter qu’écrire.
Je vous promets de m’occuper très sérieusement de votre livre [Le Potomak]. J’avais entrepris le mien [Calligrammes] et si je m’étais occupé des deux à la fois j’eusse compromis la publication du mien sans avancer celle du vôtre. Le mien est maintenant en train et dès ce soir j’entreprendrai Morice et je ferai vis-à-vis de [Alfred] Vallette tout ce qu’il faudra pour qu’il se rende. L’intérêt du Mercure, est en jeu. Voilà pour Morice et Vallette. Mais il y a aussi l’intérêt des lettres que nous aimons, c’est pourquoi je pousserai à la roue tant que je pourrai et j’espère réussir, j’en suis même certain.
Pour ce qui concerne les Italiens. Je les aime infiniment et je les admire beaucoup pour tout ce que nous leur devons dans le passé et le présent. Mais s’il y a intérêt à ce qu’en France on leur rende justice et qu’on ne les froisse jamais, il y a un intérêt non moins grand à exiger qu’ils respectent la qualité supérieure de nos productions même les plus modestes, de nos sacrifices même les plus insignifiants.
Il faudra bien qu’ils entendent qu’en France, il n’y a pas de hâbleurs et qu’ils rendent hommage à notre magnifique simplicité. A ce prix qui est fait de concessions réciproques on s’entendra admirablement pour une Renaissance merveilleuse de l’Ordre qui au témoignage de l’angélologie hébraïque est la bouche même de Dieu.
Il faut qu’ils cessent de cracher sur Raphaël, mais il importe aussi que Michel Ange ne soit pas chez nous un simple sujet d’étonnement. La France n’est-elle pas le pays des monuments mégalithiques, de la tour Eiffel ? Et la nature n’a-t-elle pas mis chez nous – pas très loin de chez eux – le gigantesque Mont Blanc.
Et pour tout ce que je sens de bien et de pur dans votre lettre, je me réjouis du trou que je porte à la tête. Je vous embrasse fraternellement. Guillaume Apollinaire.
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Provenance :
. Collection Jacques Guérin.
. Vente Ader-Tajan, 20 mai 1992
. Collection M.D.
Bibliographie :
. G. Apollinaire. Correspondance générale. Honoré Champion. Tome III, pp. 311-313.
. Guillaume Apollinaire – Jean Cocteau, Correspondance, p.24.
. M. Décaudin, « Apollinaire à Cocteau – 13 mars 1917 », dans Le Sens à venir. 1995.
